mardi 5 avril 2011

Le journalisme littéraire ou la subjectivité assumée

Le journalisme littéraire reste peu connu en Belgique contrairement, aux Etats-Unis où, plus que jamais, il « redonne des couleurs au monde, de l’épaisseur aux choses, de la présence aux gens » ainsi que l’ont écrit Beccaria et Saint-Exupéry, fondateurs de la revue XXI. Aperçu d’un genre dans lequel journalisme et subjectivité ne sont pas incompatibles.

L’objectivité constitue une préoccupation majeure chez le journaliste professionnel. Dans son travail, il doit s’efforcer de s’en tenir aux faits, de démêler les tenants et les aboutissants, d’analyser, de synthétiser, en prenant soin de mettre de côté opinions et sentiments, susceptibles de biaiser son traitement de l’information. En théorie, il se doit donc de respecter le principe d'objectivité, en s’imposant une distance critique entre les faits et son interprétation personnelle des faits. Mais le journaliste n’est évidemment pas une machine à traiter l’information et le détachement total est impossible. Comme l’a très justement souligné la journaliste française Florence Aubenas, « les journalistes informent objectivement sur ce qu’ils croient subjectivement être important ».

Soucieux du fait qu’atteindre l’objectivité absolue reste une utopie, certains journalistes prennent le parti d’appréhender différemment leur rapport à la vérité et d’assumer leur subjectivité. C’est notamment le cas des New Journalists comme Tom Wolfe ou Gay Talese et des journalistes Gonzo comme Hunter S. Thompson dans les années soixante. C’est aussi le cas de ceux que Robert S. Boynton, journaliste et professeur à la New York University, a qualifiés de New New Journalists tels qu’Adrian Nicole LeBlanc ou Jon Krakauer. Au-delà des mouvements et des époques, c’est le cas des adeptes de qu’on appelle le journalisme littéraire, ou narratif.

Début des années septante, quand Tom Wolfe mentionne pour la première fois le terme "New Journalism" dans une anthologie éponyme, le "Nouveau" Journalisme n’a en réalité rien de nouveau. Wolfe, théoricien et chef de file du mouvement va à cet égard faire les frais de nombreuses critiques. Héritier d’une tradition datant de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, le journalisme littéraire compte parmi ses pionniers des auteurs comme Stephen Crane, Lincoln Steffens ou encore Upton Sinclair (auteur de The Jungle, une dénonciation des conditions de vie de la classe ouvrière et de la corruption de l'industrie d'emballage de viande aux Etats-Unis à l’aube du vingtième siècle). Ces "muckrakers" (terme attribué au Président Theodore Roosevelt qu’on pourrait traduire littéralement par "fouille-merde") menaient l’enquête sur de questions sociales, la criminalité, la corruption des élus, des dirigeants politiques et des membres influents des entreprises et de l'industrie à une époque où les exigences déontologiques du journalisme étaient moins rigoureuses qu’elles ne le sont aujourd’hui en ce qui concerne la véracité des faits.


Entre journalisme et fiction

Journalisme "littéraire" parce que tout en conservant des éléments du journalisme traditionnel, il emprunte certaines techniques au roman, tant dans la forme que dans le style. Ainsi, le journaliste littéraire rompt avec la forme conventionnelle de l’article d’information, la structure dite en "pyramide inversée" (les informations les plus importantes et les plus générales dans les premières phrases pour glisser petit à petit vers le "moins important", le particulier) et dans le même esprit s’affranchit de la règle des cinq W (who, what, when, where, why, how) pour un découpage des événement en « scènes », probablement par influence du cinéma. Il adopte aussi un format « kilométrique » : Superman comes to the supermarket, un article écrit en 1960 par Norman Mailer qui retrace l’émergence de John F. Kennedy durant la convention du parti démocrate compte presque 14 000 mots. A titre de comparaison, l’article que vous êtes en train de lire en compte 1500.


Distinction entre le journalisme conventionnel

et le journalisme narratif proposée pas Jack Hart


Aux citations brèves, on préfère la retranscription de dialogues dans leur intégralité. Les descriptions, minutieuses, abondent de détails. Mais surtout, et c’est ici ce qui nous intéresse, le journaliste n’essaie pas de s’effacer. Il se met en scène et explicite ses impressions par rapport aux faits de manière à ce que le lecteur puisse identifier les facteurs de distorsion de l’information. Ici, la subjectivité est assumée. Les journalistes entreprennent de raconter les choses telles qu’ils les ont vues, présentant l’implication et l’immersion comme condition indispensable à un rapport authentique de l’expérience. Leurs détracteurs voient cette subjectivité revendiquée comme un dangereux rapprochement de la fiction comme une trahison vis-à-vis de la croyance du public en un rapport impartial des faits.


Jean-Paul Marthoz, journaliste et professeur de déontologie à l’IHECS s’intéresse de près au journalisme narratif et appuie la démarche « Le fait d’assumer sa subjectivité permet d’être au plus proche de la réalité. Chacun est particulier et aborde le sujet avec “son propre sujet”. En reconnaissant que l’on adopte un certain point de vue, on prend compte de ses limites, cela permet une analyse des faits plus distanciée et bien plus enrichissante qu’avec une approche conventionnelle passive où l’on se contente de donner la parole à l’un et à l’autre. »

Jean-Paul Marthoz, journaliste et professeur de déontologie à l'IHECS

« Investigation is an art, let's just be kind of artists » (« L'investigation est un art, soyons en quelque sorte des artistes ») a un jour écrit Tom Wolfe. Le genre se situant à la limite, ténue, entre journalisme et littérature, il est inévitablement arrivé que le seuil soit franchi. « Pour moi le journalisme littéraire constitue probablement une des formes les plus abouties du journalisme » assure Marthoz « mais cela n’est vrai que dans la mesure ou le journaliste respecte scrupuleusement les critères propre à l’exercice de son métier. Le journalisme littéraire se doit d’être irréprochable du point de vue de la promesse qu’il fait au lecteur qui doit connaître les conditions dans lesquelles l’article qu’il lit a été écrit. Le génie narratif doit être un élément parmi d’autres pour exprimer la complexité de la réalité

Le manque de rigueur, entre autres en ce qui concerne la collecte et le traitement de l’information a souvent posé problème. C’est pourtant là la différence essentielle entre la démarche journalistique et celle de la fiction. « Pour moi, le New Journalism sort du cadre journalistique parce qu’au fur et à mesure, la validité de l’information a cessé la priorité au profit de l’effet stylistique ce qui est évidemment condamnable. » précise Jean-Paul Marthoz « Chacun a sa vision, politique ou autre, mais le métier exige une éthique de la vérité. Quel que soit le point de vue, la rigueur n’est pas de gauche ou de droite et la vérité doit être dite, même quand elle fait mal et surtout quand elle fait mal. »


Un journalisme adapté à son temps

Depuis quelques années, nous l’avons évoqué plus haut, le journalisme littéraire revient sur le devant de la scène avec l’apparition de ce que l’on appelle le « New New Journalism ». Comme l’a écrit Daniel S. Boynton dans son ouvrage sur le sujet, le genre entend synthétiser "le meilleur de l’héritage laissé par leurs précurseurs du dix-neuvième siècle et des années soixante". Le New New Journalism se caractérise notamment par des techniques d’immersion extrêmes : Adrian Nicole LeBlanc a suivi une famille du Bronx pendant plus de 10 ans pour écrire Random Family. Ted Conover est devenu gardien dans la prison de Sing Sing pour enquêter sur le milieu carcéral.

Adoptant les principes du New Journalism en les mettant en perspective avec les enjeux sociaux et politiques abordés par les auteurs du dix-neuvième siècle, le New New Journalism représente pour certains la version du journalisme peut-être la plus adaptée à son temps. C’est en tout cas l’avis de Benoît Grévisse, directeur de l’Ecole de Journalisme de Louvain. Depuis l’année passée, les étudiants on en effet la possibilité d’apprendre les techniques du journalisme littéraire dans le cadre d’un « Laboratoire d’écriture de presse ». Si le cas est courant dans les universités américaines, l’UCL est la seule université en Belgique à intégrer le genre dans la formation de ses étudiants. L’idée est de les pousser à s'émanciper des schémas d'écriture journalistique généralement imposés, dans une démarche d'expérimentation.

« Le narratif est très approprié pour travailler sur des sujets sociaux, finalement peu abordés » explique Jean-Paul Marthoz « Je pense au thème de la migration par exemple. Non seulement le traitement narratif donne une dimension plus humaniste, mais il représente aussi l’occasion d’amener certains sujets dans des médias qui n’y sont pas forcément habitués ». Ces possibilités sont peu exploitées en Europe (on peut citer les revues XXI ou Usbek & Rica en France) et jusqu’à présent inexploitées en Belgique où le journalisme littéraire reste absent, ou presque, du paysage médiatique. Pour Benoît Grevisse, c’est un tort : « Par sa longueur, par son point de vue, par l’originalité de son sujet et de son illustration, le journalisme littéraire surprend le lecteur et lui offre une ouverture sur le monde, alors que la pratique factuelle tend à le corseter. Croire que le journalisme narratif va résoudre les problèmes de la presse serait naïf, mais s'il ne s'agit pas de la Solution, il s’agit sans doute d’une des réponses appropriées à la crise du journalisme, à un moment donné de son histoire. »


Sources :

Robert S. Boynton, New New Journalism, 2005.
Benoît Grevisse, Ecritures journalistiques : Stratégies rédactionnelles, multimédia et journalisme narratif, 2008.

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